On dit souvent le hasard n’existe pas, tout est régi derrière le rideau de la scène du monde et que toute action porte en elle-même une signification. Celui qui écrit ces mots ne partage pas (ou au moins pas entièrement) cette vision sur le monde, dans laquelle l’absence complète de hasard implique des lois absolues, en limitant ainsi les facettes de la liberté. Il existe parfois du pur hasard, à ne pas nécessairement regarder comme une roulette aveugle compensant les trajectoires prédéfinies, mais simplement comme un espace de liberté, alimenté quelquefois par la fascination de l’histoire; car c’est d’une histoire dont il s’agit ici.
Une histoire qui s’incarne par un homme. C’est comme si quelque chose, de cette Fantasia décrite par Michael Ende ou de la mer des histoires de Salman Rushdie, avait pris forme en cet homme et continuait à diffuser sa saveur dans un monde pourtant soumis depuis plus de deux siècles au positivisme rigide et limitant, de manière explicite ou tacite. D’ailleurs cet état d’esprit plus ouvert commence à réapparaître, même dans le cadre de la science. Certains penseurs, ayant des prémonitions et une ouverture sans à priori vers la tradition, portent de plus en plus attention à cette dimension verticale du monde, structurée selon des niveaux différents de la réalité. Il suffit de penser à W. Heisenberg, N. Bohr, D. Bohm, ou plus récemment Basarab Nicolescu ou Ravi Ravindra. Ce que nous voyons n’a pas le même degré de réalité, tous les évènements n’ont pas la même signification, tous les jours n’ont pas la même densité temporelle malgré la monotonie de l’horloge, et le verbe «être» n’exprime pas toujours le même sens ou la même densité de vécu. Quelquefois, des personnes apparaissent comme porteuses de cette densité et de cette profondeur d’être. Il émane d’eux quelque chose de cette réalité plus vaste que les autres peuvent alors percevoir s’ils sont prêts à la recevoir. C’est plus qu’une structuration intérieure, ces personnages sont vraiment des foyers du réel, de véritables centres ou des points d’accumulation de cette réalité de l’ordre du monde ; qu’ils contribuent à maintenir d’ailleurs.
Maurice Daubard est une de ces personnes. Il est surnommé le yogi des extrêmes pour entre autres être resté dans un cube à glace pendant une heure. Si dans la présentation du stage de Zinal il est décrit comme ayant un regard de guerrier, en réalité ce sont la douceur et la compassion qui l’animent et l’ouvrent aux autres. Sa force du guerrier vainqueur il la dirige vers d’intérieur pour aller au-delà des peurs et limites psychiques habituelles. Maurice est un spécialiste du Tumo. Originaire du Tibet, cette discipline particulière du Yoga exploite les effets du froid. Elle lui a permis, entre autres, de se sortir dans sa jeunesse des maladies graves alors les médecins le considéraient comme perdu. La pratique du Tumo nous vient des Himalaya où depuis des millénaires l’homme a appris à lutter contre le froid jusqu’à en faire une discipline spirituelle dans la pure tradition tantrique. Il suffit de penser au fameux Milarepa, celui que Brâncuși admirait tellement, resté dans l’histoire pour ses performances à la limite du fantastique pour son travail avec le froid. Certains exhibitionnistes plongent dans un trou d’eau taillé dans la glace et en ressortent de suite, réchauffés par leur vanité. Mais rester durant des mois en haute montagne, peu vêtu, en pratiquant dans une caverne sans feu, et enfin se soumettre aux épreuves extrêmes du Tumo tibétain, est d’une autre nature. Tumo exige la capacité à mobiliser toutes ses énergies vitales par l’esprit, ce qui en fait une discipline intérieure et ascétique extrême, au cours de laquelle la connaissance et la maitrise de soi se développent.
Comment se déroule une journée avec Maurice, dans ce stage d’hiver?
Tout se passe dans la vallée d’Aosta, à une altitude de 1800 mètres et plus, dans une zone d’alpage et de bois, entourée de tous côtés de hautes montagnes. Tout est enneigé et le paysage semble émerger d’un rêve de montagne. Il ressemble à ce que doit être l’éternel premier jour de la Création. Ici, la respiration nous ramène à notre propre devenir, et au calme intérieur, comme partie intégrante du lieu et de la neige. Nous découvrons ainsi et ressentons notre propre « Jokhang », notre propre temple, le « dojo », cet espace sacré que chacun porte en soi.
Quelques exercices de respiration soutenus par certaines techniques mentales développent le feu intérieur et permettent une parfaite adaptation au froid. Ce sont les pranayamas et au-delà une initiation au Svara-Yoga, le Yoga des courants et flux des énergies vitales qui nous animent. Chacun se tient à sa place, établie dès le début par lui-même et ainsi devenue son « Jokhang matériel ». Le matin, très tôt, environ une heure et demi avant le lever du soleil, une musique grégorienne ou indienne éveille toute la maison. Les élèves de Maurice émergent peu à peu dehors dans le froid, il gèle. Maurice, déjà dehors depuis quelques temps, est installé à quelques centaines de mètres en assise, juste habillé un short et d’une couverture. Pour le rejoindre, le chemin monte par la forêt, et chaque téméraire place son tapis d’isoprène dans la cavité, installée par ses soins dès le premier jour. Alors qu’il gèle, l’odeur de la neige récemment tombée invite à respirer comme au premier souffle. Les oiseaux commencent à chanter pour saluer l’aube naissante. A l’horizon les sommets de presque de 4000 mètres, abrupts et glacés commencent à se dessiner dans le ciel. Si somnolents que nous soyons, l’air frais et la vision de la montagne, devenue tableau, éveillent et émerveillent le spectateur que nous sommes. Dans une première étape nous restons bien couverts, sauf Maurice bien sûr qui a déjà rejeté la couverture. J’avais tout le temps mon thermomètre ; il indiquait toujours des températures négatives. Si le vent souffle, le temps est idéal pour le Tumo, il fait encore plus froid ! Avant le lever du soleil, la plupart d’entre nous commence à se déshabiller tout en continuant ardemment les exercices de respiration. Juste après l’apparition des premiers rayons solaires derrière les sommets, c’est une joie réchauffantes qui envahit les pratiquants! Nous restons ainsi jusqu’à huit heures et demie, Maurice annonçant le temps restant pour nous inviter à relaxer nos épaules, à observer notre disposition intérieure et à traverser l’instant en témoin réchauffé ! Tumo se pratique sur le fil de l’inconfortable confort, celui qui nous fait découvrir nos limites, qui elles-mêmes fondent comme neige au soleil de la conscience témoin. Le courage apparait alors comme la simple disposition à lâcher prise, d’être simplement indépendant de nos craintes, peurs et réactions qui en découlent. Être éveillé juste présent à ce qui est. Cet état, tel un espace psychosensoriel, offre des ressources inattendues. S’y immerger et s’y tenir calmement et consciemment mène à l’état de confort dans le froid, ce que Maurice appelle « exaltation » et qui n’a rien à voir avec de l’excitation ou de la satisfaction, mais avec une forme de plénitude intérieure, un contentement serein.
Quand il est temps de repartir, Maurice se lève doucement et redescend tranquillement vers la maison, vêtu de sa couverture, marchant avec soin sur la neige gelée. Nous restons encore un peu neige, en suivant Maurice du regard jusqu’à ce qu’il disparaisse derrière les sapins. Chacun restait ainsi encore quelques minutes en silence ; espace propice à la méditation en se remémorant l’image de Maurice qui à 84 ans continue à descendre dans la neige, certes avec quelques difficultés, comme s’il était resté dans le froid toute sa vie pour les autres. L’essence du Tumo, comme celle de tout le Yoga, tient dans le travail réalisé pour soi, mais surtout pour ceux qui en ont besoin, le don qui grandit le donneur. Tel est l’état d’asana, comme quand, étant resté de longues minutes en limite des possibilités physiques, il faut bien puiser ailleurs cette volonté, cet élan sans volontariste, au-delà de l’effort et du physique. Alors aucune précipitation à sortir de la posture. Juste la conscience de l’instant, une joie et une paix intérieure, une liberté d’être, de la conscience pure qui fait comprendre par le ressenti que si l’on a marché consciemment pendant un kilomètre et qu’on peut marcher longtemps encore et aller au-delà de ce que croyons être nos limites, sur le chemin de l’évolution consciente …
Comme la marche en raquettes dans la neige ou la baignade dans l’eau glacée, rester en méditation dans le froid, demande de l’endurance, ou plutôt de la persévérance ; grâce à une motivation intérieure. Sinon l’exercice devient une sorte de supplice inutile et néfaste. Pratiquer en supplice, ne réveille pas l’exaltation à laquelle nous invite Maurice, mais conduit à des pensées curieuses et négatives concernant ce type de pratiques et ce genre d’homme. Maurice rappelle: « Si tu as de la lumière en toi il faut la donner aussi aux autres, si tu souris, partages ton sourire avec les autres » On observe assez rapidement que, si l’on travaille pour tous ceux qui ne peuvent le faire, ou même pour ceux qui n’en veulent pas entendre, il naît un réchauffement, d’un enthousiasme du cœur. Ce qui pourrait être une épreuve devient joie, puis contentement, le dépassement du petit soi.
La méditation dans la neige nécessite un grand effort de présence constant. Comme le feu intérieur, celui de l’extérieur a besoin du soin permanent et de l’attention. La détermination est nécessaire, et l’imagination y joue un rôle particulier. Concernant cette dernière, Maurice explique, qu’ayant travaillé avec des malades imaginaires, il a réussi à réorienter leur imagination et que ces malades se sont non seulement guéris, mais qu’ils ont aussi réalisé des exploits remarquables durant leur vie. Un bon environnement favorise cette exaltation. L’église d’un yogi, le temple extérieur, est souvent la forêt, avec son vent, ses fleurs et ses arbres, ses insectes, ses petits animaux, avec les odeurs intenses, les montagnes et les eaux fraîches. Pour une personne aimant la montagne, ces paroles sont très claires et résonnent dans son âme. Yogi ou non, il sait d’expérience.
La matinée du yogi des neiges se poursuit. Vers 11 heures vient la randonnée à raquettes ; bien sûr en maillot de bain! Quand le soleil brille, nous montons par une pente raide, jusque sur un plateau en traversant un bois. Le corps se réchauffe vite. Même les plus frileux s’adaptent facilement à cet entraînement. Ce qui arrête la plupart des gens est la peur, celle du froid et non le froid lui-même. Quelques skieurs alentour regardent avec amusement ces fous, en short et raquettes, se poudrer et se frotter le corps avec de la neige fraîche. Le chaud intérieur et le froid de la peau réveillent et dynamisent. Tout autour il y a les montagnes, et leurs sommets brillants, les vallées plus ou moins larges, quelques maisons d’alpage, comme dans un conte et naît le sentiment d’être partie intégrante de ce Tout. Patrick, le fils de Maurice, qui est venu nous accompagner, nous invite à un petit exercice consistant « à respirer » tout cela, ce qui est au fond très familier pour ceux qui aiment la nature. Le même Patrick, à Zinal en Suisse, où a lieu chaque année le congrès de l’Union Européenne de Yoga, recommande aux participants de garder les yeux ouverts et de regarder la montagne, de devenir le témoin intégré ce qui peut conduire à un état méditatif. Il invite ceux qui, les yeux fermés étaient transportés vers d’autres horizons intérieurs, à revenir à la réalité de l’instant.
Le petit rituel du poudrage à la neige, jusqu’à se rouler dedans, est repris chaque jour, méthodiquement, y compris les jours de grisaille ou de neige. Après quelques bonnes minutes« d’enneigement », nous retournons vers le Soleil, en installant chandrasana – l’asana de la lune – et nous recevons ce qui était à recevoir. Curieusement, le corps s’allume, tel un feu, jusqu’à ressentir le besoin de frais, puis l’apaisement vient après ces moments d’exaltation et nous rentrons. Maurice transmettait en nous parlant du travail avec le froid, de ses effets bénéfiques sur la santé, des mécanismes physiologiques de la thermorégulation, de l’éveil de l’homme primitif en nous avec ses capacités immenses à survivre en s’adaptant, de l’exaltation et la fermeté et de bien d’autres choses encore.
La tendance naturelle du corps dans le froid est de se courber, de se recroqueviller sur lui-même, de se blottir, afin de protéger les organes internes, alors que les extrémités sont abandonnées par le sang. Dans Tumo, au contraire la posture reste droite ouverte, les épaules déployées descendent sur le corps érigé et relaxé. La verticale est essentielle, faute de quoi l’exaltation est absente et il devient impossible de se cuire au feu du froid. Tumo se fait de bon gré et consciemment, contrairement aux mécanismes automatiques de survie. Maurice nous apprend qu’ensuite vient le frisson thermique, un réflexe vital où tout simplement toute la musculature se met en vibration rapide pour fabriquer de la chaleur. Mais le plus important sans doute, est l’insistance de Maurice met à transmettre et nous faire partager son enthousiasme les uns avec les autres. Il nous apprend tout simplement à aller au-delà de nos peurs et à les annihiler. Un très riche et puissant enseignement du Yoga, dépasser les bornes que nous nous sommes données ou laissées imposer pour découvrir les capacités infinies et le contentement intérieur que cela procure. C’est en cela que le vrai Yoga, celui qui va plus loin que la quiétude, est transformateur – libérateur de nos croyances, craintes et limites – en nous forgeant de vraies valeurs grâce aux traces que laissent ces expériences conscientes.
Comme la fabrication de scénari – scénarite chez les Roumains – un des grands défauts de l’époque moderne, tient en la croyance qui nous a été instillée, que la plus difficile des épreuves, par exemple plonger dans l’eau d’un lac gelé, était réservée aux anciens pratiquants et à Maurice et nécessite des années de préparations. Cette progressivité rassurante n’est pas toujours indispensable, à chacun de devenir conscient. Cela rappelle cet aphorisme attribué à Descartes : « tout ce qui est probable est probablement erroné ». Dès le premier jour, après une demi-heure de préparation mentale et de motivation, chacun fut capable de sortir en maillot de bain sur la terrasse glacée, de descendre l’escalier verglacé, de marcher dans la neige, puis de s’immerger directement dans une eau vive à 0 ou -1 °C. Maurice est le premier dans l’eau y compris les mains, la couche de glace ayant été débrayée. Chacun l’a fait, du plus frileux au plus aguerri. Rien n’était imposé, Maurice nous donnait confiance en nos possibilités, tel est le rôle d’un vrai guide. Immergé au moins jusqu’à la taille et jusqu’aux épaules pour certains. A fil des jours, chacun réussit à s’immerger jusqu’à la poitrine et jusqu’au cou. Une fois dans l’eau, la relaxation est indispensable, suivie de la visualisation un Soleil rouge au centre du plexus solaire, la région du Hara, duquel l’énergie est envoyée dans tout le corps et vers les extrémités par un déplacement de conscience – « Là où va la pensée, l’énergie va » – Au début, presque tous étaient crispés, les épaules haussées, le visage souffreteux, et faisaient des pranayamas dans l’eau. Ils entraient et puis sortaient assez rapidement. Au fil des jours, de plus en plus de participants restaient des longues minutes dans l’eau, relaxés, concentrés ou faisant des blagues, et riant comme des fous de leurs propres peurs passées et de la joie naissant de l’épreuve. Au début ce rire était surtout une manière de traverser la situation de peur et de stress, ensuite il devenait une expression de joie, mieux de contentement, que procure une liberté nouvelle, vécue de l’intérieur. Au début c’est la peur qui pousse à renoncer rapidement. Avec l’entraînement les peurs d’estompent et le temps du bain s’allonge, les sensations physiologiques deviennent plus claires et subtiles, nous apprenons à comprendre calmement où nous en sommes. En sortant le corps est rouge violacé, les orteils près de tomber mais ils restent accrochés aux pieds. Nous pouvons alors rejoindre la terrasse et pratiquer en plein soleil chandrasana – l’extension de la salutation à la lune – puis prana-shanti-mudra – ouvrir les bras et les paumes vers le Soleil, et recevoir son énergie par le 3e chakra, le feu pulsant de la vie sans aucune restriction – Facultativement, il convenait bien d’effectuer Chaturanga dandasana – la planche avant ou le guetteur suivi de la planche latérale – exercice qui s’est avéré très contagieux. Après presqu’une demi-heure nous rentrons pour finir de se sécher, se couvrir de vêtements chauds et secs alors que nous avons encore très chaud, puis pour boire une infusion bouillante. Puis le frisson thermique finit par venir, nous tremblons tels des feuilles au vent, tandis qu’une sensation de menthe sur tout le corps rafraichit l’ensemble de l’être. L’infusion, le frisson les deux ensemble ou dans le désordre, puis vient le temps de l’apaisement et de goûter l’état d’être, « comme après une asana extrême ». Ensuite le déjeuner passe vite, accompagné d’une intense présente à soi et aux autres, et se prolonge souvent par de riches et quelquefois de profonds échanges.
Les premiers deux jours nous ressentions au centre du thorax un foyer de chaleur qui distribuait de l’énergie vers tout le corps. C’était une forte activation, mais, après quelques jours, il n’était plus besoin de tant de « pompage », au fur et à mesure que la baignade s’allongeait le mécanisme devenait naturel. Il en était de même pour ce qui concerne les extrémités, ses zones les plus sensibles du corps. Le froid provoque au début de la vraie douleur. Avec l’entrainement, la relaxation, la bonne humeur, la confiance s’installent et les peurs et blocages disparaissent. Les sensations et le déplacement dans l’eau glacée, la vue des proches Alpes de presque 4000 mètres d’altitude, et l’inédit de la situation créent de la joie et de la plénitude.
Maurice explique souvent que beaucoup de gens se sont guéris par le froid, et il reprend comme un leitmotiv cette phrase : « Si tu penses, tu es mort, dit le samouraï ». Puis il insiste sur la détermination, Sthira et le feu de la foi et de la confiance en la pratique, Tapas. Bien sûr, sa boutade ne vaut pas déconsidération de la pensée ; il s’agit d’expliquer que la pensée déterminante dès que nécessaire, peut aussi vite devenir un moyen d’expression des peurs et autolimitations dues au mental. Penser en se plongeant dans l’eau glacée, devient vite hésitation, découragement, peur, résignation, justification à ses propres yeux du refus. C’est pourquoi l’attitude la plus indiquée est de traverser la situation de façon purement sensorielle, au moins jusqu’à ce qu’on entre dans l’eau. Il y a ensuite un moment très spécial quand, après de longues minutes d’auto-observation dans l’eau et en être sorti, on se tient en chandrasana face aux crêtes enneigées et le soleil, le corps vibre de la vie comme jamais. Le contact avec les sensations est absolument direct, sans filtre; “le travail en soi-même” est plus accessible que jamais. Il y a peu de mots pour décrire cette énergie et cette puissante liberté intérieure. Tout comme le pratiquant ressent l’asana, qui est avant tout un état et non la posture. C’est asana qui s’installe en soi, nous devenons asana prenons sa forme et sa symbolique. De même, avoir ces glaciers à l’intérieur du thorax, des mains, des jambes, dans la chair et dans les os, remplit d’une perception pure.
Dans l’après-midi, vers 17h, nous pratiquons les asanas. Ensuite, Maurice joue d’une petite harpe. Le corps ouvert et apaisé, les vibrations nous emmènent vers l’intériorité et un état méditatif. Il y avait quelque chose de doucement nostalgique, quelque chose de l’âme, quelque chose plein de vie et de dévouement. Quelquefois le son était faux, et les chansons souvent très simples, mais l’essentiel n’est pas là. Le cœur lui, voyait et ressentait un vieillard faisant de son mieux pour réveiller une forme l’exaltation de la vie, un amour et une foi en cette vie et en l’autre, le goût de leur faire ressentir et partager cela. L’amour et le contentement ne se divisent pas il se multiplie à mesure qu’on l’offre.
Maurice, expert en Tumo, enseigne aussi le Yoga. Il explique et insiste : le Yoga est avant le chemin de la connaissance de soi, au-delà de toute performance. Il attire aussi l’attention sur les grandes questions de la vie qui surgissent inévitablement sur le chemin du Yoga. Elles font partie des pratiques et transforment à mesure que des réponses viennent autant que les pratiques extérieures. Une semaine est bien insuffisante pour mesurer ce que Maurice porte comme connaissances du yoga, mais il est clairement un exemple de partage et de dévouement dans la transmission. Le yoga qu’il porte semble basique. Les asanas sont enseignées avec précision : les détails corporels qui créent la différence, la respiration, l’état d’esprit correspondant. Cela porte l’empreinte du Vivant et de l’Expérience, et c’est cela qui aide à ouvrir les portes secrètes de l’intérieur pour l’élève persévérant à mesure que sa sensibilité s’affine.
Le destin – le Dharma – le yoga du temps, les situations paradoxales, l’exploitation et l’investigation d’une thématique jusqu’à ce qu’on lui trouve des connexions avec d’autres aspects de la vie apparemment sans relation ; tous ces éléments semblent à première vue manquer dans son enseignement. Cependant s’il n’en parle il les incarnent complétement ; à chacun de ressentir et de les trouver en lui, là où il en est … tel est le chemin du Yoga. De même, Maurice ne change pas la tonalité de sa voix, ne varie pas l’espace entre ses mots ou l’intensité de la prononciation, et semble ne pas toucher aux processus conduisant au Yoga dit intérieur. Peut-être qu’une semaine de travail est insuffisante ; peut-être que cette approche pour une initiation au Tumo est inutile, peut-être que Maurice n’a simplement pas voulu le faire.
Cela est vrai, à une seule exception, celle où il a conduit un Yoga Nidra – le Yoga du Rêve ou plus exactement le Yoga qui mène au sommeil conscient pour explorer le soi au-delà de l’état de veille – le dernier jour du stage. Mais là encore, il n’y avait rien de calculé ou de technicisé, tout était en sensibilité et intuition. Il a expliqué qu’après avoir beaucoup appris des techniques de Yoga Nidra de Swami Satyananda, il en était arrivé à une compréhension et une pratique plus libre dans laquelle, partant des techniques de relaxation, la voie est celle où notre propre âme nous emmène. Après une première détente de quelques minutes, une atmosphère féerique se crée. De temps en temps une petite cloche sonne, une chose revient régulièrement : “ Je reste éveillé, je pratique le Yoga-Nidra”. Il revivait absolument tout ce qu’il racontait. Il imitait le coucou et d’autres oiseaux de la forêt, les sons produits par le cerf, puis il racontait les détails de sa rencontre avec un hérisson, l’odeur des arbres, le passage des rayons chauds du soleil à travers le feuillage ; puis le déclenchement d’une tempête violente, la tension intérieure et l’obscurité qu’installe cette tempête, suivi finalement de la paix lorsque l’abri de la maison est retrouvé. Ce mélange de la vieillesse et de l’expérience du monde naturel et de l’âme d’enfant nous conduit dans un monde onirique, plein de la vie simple et apaisée. Ce qui ne s’est pas révélé dans l’asana, se manifeste maintenant en pleine lumière. Une heure passée dans cet état me fut vécu et intégré comme un long et dense voyage hors du temps. En accédant consciemment aux niveaux les plus profonds de l’être, le temps change de durée et de consistance jusqu’à disparaître, ce que d’autres appellent la synchronicité. La veille de cette pratique, je m’étais justement entretenu avec Alain – un des nouveaux amis, raffiné et d’une décence exemplaire, comme l’était aussi sa épouse, cantatrice d’opéra ; esprit chercheur, il enseigne le yoga quelque part en Bourgogne depuis une quinzaine d’années – en discutant du fait que dans les expériences yogiques la vie est d’une certaine manière comprimée, condensée. Un an de pratique yoga peut devenir l’équivalent de nombreuses années de vie quotidienne pour l’évolution personnelle. L’expérience de vie d’un homme peut se densifie bien en quelques années de regards vers l’intérieur. C’est le but même du Yoga ; accélérer l’évolution du yogi, pour accélérer de développement de la pleine conscience, profonde et large. Il serait bien sûr trop simpliste d’affirmer, d’une manière strictement quantitative, qu’un yogi vit pratiquement dans une vie ce que d’autres vivent dans plusieurs, mais il existe quelque chose de cet ordre. Cela tient à une quantité et une qualité du vécu intérieur conscient de la vie et du soi. Telles est la connaissance du réel, à la différence du savoir intellectuel qui ne donne aucun vécu transformateur.
Maurice parsème le travail sérieux de certaines drôleries et bouffonneries, pour détendre l’atmosphère dense et dure du stage. Le travail avec le froid étant un des plus difficiles et demande beaucoup de “Tapas”. Quelques repères-clé du yoga apparaissent dès que l’on travaille avec Maurice. Outre le “Tapas”, déjà mentionné, la persévérance, l’exaltation, “ Pratyahara” – Selon la tradition, Pratyahara signifie “retrait ses sens des objets externes ou retournement de ceux-ci vers la vie ou objets intérieurs, « tel une exploration scientifique de ces mondes », ce qui est quand même insuffisant pour exprimer toute la richesse de cette pratique charnière – s’ouvrir aux autres, rêver et oser l’impossible.
Dans un calme total, quelques personnes respirent un monde frais et regardent le scintillement de la neige. “Tenez ! les diamants ! Regardez les vrais diamants !” répète le Yogi des neiges. “Les vrais diamants, ce ne sont pas ceux des bijoux, ceux qui valent de l’argent, mais ceux qui apparaissent dans la lumière du Soleil !”. La beauté et le silence de la neige, la détente dans son propre corps et la fraîcheur des diamants de l’être nous font sentir une autre vraie histoire, celle d’un certain intérieur… Serait-ce celle du Narrateur Absolu ?
(écrit par Adrian Scurtu en 2014. Article publié dans le Revue Yoga Roumain de Yoga, n ° 2. Traduit par Bogdan Batica et Alain Godard )